Biodiversité : les cahiers des charges peuvent être des leviers puissants.
Depuis sa publication le 6 mai par les scientifiques de l’IPBES, autrement appelé le « GIEC de la biodiversité », le « résumé à l’intention des décideurs » de leur rapport qui sera publié en fin d’année suscite un écho planétaire. Ses conclusions vont alimenter la prochaine COP15, prévue à Pékin en 2020, qui pourrait aboutir à l’adoption d’un protocole mondial sur le modèle de l’accord de Paris sur le climat. Thierry Caquet, directeur scientifique Environnement de l'Inra, met en lumière le rôle clef que peuvent jouer les agriculteurs et les transformateurs pour ralentir l’érosion de la biodiversité. Interview.
Quel est le principal enseignement du rapport du « GIEC de la biodiversité » ?
Le rapport de l’IPBES met en avant la forte détérioration de notre environnement global et plus particulièrement la forte altération de la biodiversité, avec le risque de voir disparaître à terme un million d’espèces et des menaces sur le fonctionnement de l’ensemble des écosystèmes. Ce n’est pas une surprise car de nombreux signaux convergent en ce sens, tels que la diminution des populations d'insectes ou d'oiseaux dans nos campagnes. Mais le principal enseignement est l’identification du principal facteur direct, qui est l’agriculture productiviste, disons le modèle agro-industriel, et dans le même ensemble la sur-exploitation des ressources naturelles notamment marines. Les principaux facteurs indirects identifiés sont l'évolution de la démographie et des habitudes de consommation. Il y a un effet à longue distance de nos pratiques alimentaires. Les changements d’usages des terres qu’elles impliquent provoquent des déforestations importantes dans les zones tropicales comme en Amazonie ou en Asie du Sud-Est. Des habitats naturels y sont détruits pour produire du soja et des palmiers à huile.
Un constat anxiogène ?
Le rôle des scientifiques est de ne pas cacher la gravité de la situation. La situation est extrêmement détériorée et les projections sont très préoccupantes alors que le changement climatique va accroître la pression sur la biodiversité. Mais le « résumé des décideurs » du « GIEC de la biodiversité » est aussi porteur de messages d'espoir. Des choix sont encore possibles pour ralentir l’érosion de la biodiversité et même pour que la biodiversité puisse reconquérir des espaces naturels. Ce qui fait consensus dans le monde scientifique, c'est que ces choix ne peuvent pas être réalisés à la marge. Ils nécessitent des transformations profondes de nos systèmes au sens large, économique et social.
Quel pourrait être le scénario de transformation ?
Il y a deux domaines où agir : la biodiversité spontanée (celle qui n’est pas exploitée) et la biodiversité gérée (celle qui est cultivée ou élevée). L’Inra, avec d’autres, et dans la lignée de la FAO, s'efforce de porter une agro-écologie basée sur une diminution des intrants de synthèse et le recours à des processus de régulation basé sur des processus naturels comme la compétition ou la facilitation entre espèces. Ces régulations biologiques basées sur les interactions entre espèces doivent être réintroduites de façon à ramener de la naturalité dans les systèmes de production. Par exemple sous la forme d’habitats ou par l’introduction de nouvelles variétés dans les rotations culturales. Réconcilier les différentes formes de biodiversité permet d'éviter l'exclusion de certaines espèces et d'éviter l'utilisation d'intrants comme les pesticides ou les engrais chimiques.
Cela ne va-t-il pas se faire au détriment de la productivité ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le modèle qui a été porté avec succès a conduit à privilégier des variétés « élites » ayant une productivité maximale et auxquelles on apporte tout ce qu'il leur faut afin de favoriser les génotypes les plus performants. Le développement de ce modèle agricole s’est accompagné du développement de la mécanisation et de l’augmentation des surfaces des exploitations. Ce qui a conduit à des systèmes de production performants mais ayant un impact sur l’environnement qui n’est plus acceptable. Réintroduire la biodiversité ne va pas augmenter la production mais va apporter des propriétés de résilience dans un contexte de changement climatique où on s’attend à des événements extrêmes, comme des sécheresses. Une plus grande biodiversité confère plus de résilience. Cette règle n’est pas théorique. C'est connu par exemple dans le domaine des prairies permanentes qui produisent davantage de fourrages. Dans le domaine des aliments transformés, une alimentation animale diversifiée conduit à des profils organoleptiques de qualité différente, dans une logique de typicité, comme dans le cas des fromages sous appellation.
La pérennité des systèmes alimentaires est-elle en jeu ?
Oui ! Il ne faut pas oublier que la sécurité alimentaire mondiale, et donc de la France, repose sur une biodiversité étroite. 9 à 10 plantes procurent l’essentiel de l’alimentation mondiale. C’est très peu. Depuis un siècle, la diversité génétique des espèces d’intérêt s’érode. 75 % des variétés végétales sélectionnées pour l’agriculture ne sont plus utilisées. Elles sont considérées comme pas assez productives. Peut-être. Mais elles sont souvent plus résistantes, par exemple au manque d’eau. De même, les troupeaux se sont homogénéisés. Dans le lait, on retrouve la Holstein partout dans le monde. Pourquoi pas. Mais par rapport aux évolutions climatiques et à la préoccupation des gaz à effet de serre liés à la rumination, ce n’est peut-être pas la mieux profilée pour le futur. Il y a un intérêt à conserver un réservoir génétique. Les cahiers des charges des transformateurs et des distributeurs peuvent être des leviers puissants. Cela passe aussi par les signes de qualité. Et imaginer demain que les produits alimentaires ne soient pas aussi standards qu’aujourd’hui et qu’ils auront plus de typicité.
Un des leviers reste la juste rétribution des producteurs...
Oui, la recherche peut avoir des tas de bonnes idées, il y aura toujours l’épreuve de vérité qui est le passage à la « vraie » vie. Ces approches complémentaires ou alternatives vont conditionner des réorganisations sur les exploitations, avec le plus souvent davantage d’interventions humaines et donc le risque d’une pénibilité excessive. Les agriculteurs doivent pouvoir déployer de nouvelles méthodes qui soient durables, sur le plan environnemental mais aussi social, et économiquement tenables, en termes de partage de valeurs. Cela s’accompagne d’un coût différentiel de prix qui doit être associé à la question de l’équité sociale afin que l'accès à ces produits soit possible pour le plus grand nombre.
Comment rendre objectives les caractéristiques de biodiversité d'un produit alimentaire ?
Il y a des tentatives de caractérisation de labellisation des exploitations ou des entreprises. Il existe des référentiels qui prennent en compte par exemple la notion d’habitat offert, de haies, de préservation des zones humides... Mais c’est vrai que pour l’instant, il n'y a pas de consensus pour un outil reconnu pour caractériser toutes les situations de biodiversité. Même s’il y a des points visibles comme la mise en place de nichoirs pour les oiseaux en lien avec la LPO. Tout cela va dans le bon sens. Mais il est vrai qu’il faudrait être capable de proposer des outils simples pour caractériser la biodiversité d’espèces données. Dans un premier temps, la préconisation est qu’il faut diversifier l’occupation des territoires, du jardin à l’exploitation. Plus il y a d’habitats disponibles, mieux c’est pour la biodiversité ! C'est une règle qui vient de l’écologie. Plus il y a de paysages au sens large, plus ils sont diversifiés et moins ils sont artificialisés et mieux c’est pour la biodiversité. La disparition de zones humides pour créer des cultures est une catastrophe pour les amphibiens. L’artificialisation et la destruction d’habitats est forcément dommageable pour la biodiversité. En revanche, si on restaure un habitat, la biodiversité ne demande que ça. Par exemple un bassin dans un jardin est très vite colonisé par les batraciens, les libellules… La biodiversité peut très vite reconquérir un milieu. Il faut lui laisser la capacité de se propager, une des clefs étant la connexion entre les habitats.
Un dernier message ?
Nous avons tous un rôle à jouer ! Et nous sommes tous directement concernés.