Guerre des prix : « c’est la France contre la France »

1 septembre 2014 - Pierre Christen

En 2013, la situation des prix de vente consommateur des produits laitiers est déflationniste en France de -1 %. Cette situation est destructrice de valeur ajoutée et d'emplois, selon Dominique Chargé, qui représente les coopératives laitières.

Face aux pratiques abusives de la grande distribution liées à la guerre des prix, la filière laitière demande « halte au feu ». L'interview de Dominique Chargé, président de la Fédération Nationale des Coopératives Laitières.

Pourquoi sonnez-vous l’alerte ?

En 2013, la situation des prix de vente consommateur des produits laitiers est déflationniste en France de -1 %, quand ces mêmes prix augmentent de +3 % en Europe et même de +9 % en Allemagne. Cette situation particulière est la conséquence de la guerre des prix entre enseignes. Les distributeurs eux-mêmes disent que 100 % de leurs consommateurs passent par le rayon laitier. C'est pourquoi nous sommes un secteur d’activité extrêmement sensible à cette guerre des prix, sur le lait de consommation et l'ultra frais particulièrement, mais cela touche l'ensemble de nos produits. Cette situation déflationniste est destructrice de valeur ajoutée et d'emplois. Elle crée un affaiblissement économique, qui sur le long terme ne peut pas contribuer à défendre le pouvoir d'achat. Voilà pourquoi nous sonnons l'alerte !

Pourtant fin février les négociations ne s'étaient pas mal terminées ?

C’est vrai, des hausses avaient été consenties pour tenir compte de la volatilité des marchés et de l’augmentation des coûts de production et de transformation du lait. Mais, du fait de la guerre des prix, ces hausses n'ont pas été répercutées sur les prix de vente consommateur. Les distributeurs ont été contraints de piocher dans leurs marges, ce qui les a placé en situation d’insuffisance de marge. Pour retrouver de la compétitivité, la plupart d’entre eux sont immédiatement revenus vers leurs fournisseurs pour demander des compensations de marge, en justifiant que les résultats par rayon ne sont pas en adéquation avec les performances économiques attendues. Des montants exorbitants ont été demandés parfois supérieure à la somme de la marge accumulée par le fournisseur depuis le début de l'année.

Qu’est-ce que cela implique pour la filière laitière ?

C'est une situation difficile à tous les niveaux. Pour les producteurs, car c’est un défaut de rémunération alors que nous avons besoin de souffle en vue de la fin des quotas laitiers. C’est le cas aussi pour l'ensemble des industriels, privés et coopératifs particulièrement, car nous travaillons exclusivement à partir du lait produit sur nos territoires français par nos adhérents. Nos marges sont complètement asphyxiées, ce qui annule notre capacité d'innover et notre compétitivité à terme. Aujourd’hui, des entreprises font moins de 1 % de marge nette. Elles ne peuvent pas maintenir un outil en état compétitif satisfaisant. Cette situation de décompétitivité, sans pouvoir innover, c'est l'asphyxie à terme et cela remet en cause l’emploi.

Qu’avez-vous retenu de la réunion qui s’est tenue à Bercy mi-juillet entre les représentants des différents maillons de la chaîne alimentaire et le gouvernement ?

J’ai d'abord entendu un consensus unanime sur l’appauvrissement général que génère cette situation de déflation alimentée par la guerre des prix. Beaucoup de distributeurs veulent en sortir, mais certains continuent de vouloir faire de la guerre des prix leur arme principale de compétitivité. La distribution est enfermée dans cette logique. On ne sait plus parler de qualité, d'innovation , ni – ce qui devrait être le plus important - des territoires. On ne sait que parler du prix sous le prétexte largement usurpé du pouvoir d'achat. J'ai aussi entendu la ferme intention du gouvernement de multiplier les contrôles par la DGCCRF sur l'application du cadre strict de la loi et de sanctionner les écarts ou les situation abusives, notamment au niveau des compensations de marge, et de publier les sanctions lorsqu'il y a des écarts à la loi.

Pourquoi dites-vous que l’argument du pouvoir d’achat est usurpé ?

Car cette guerre des prix détruit l'emploi et des entreprises, et donc sur le long terme le pouvoir d'achat. Veut-on protéger le pouvoir d'achat de personnes qui vont finir à terme au chômage ou au RSA ? Cela n'a pas de sens ! Les consommateurs sont à la fois le prétexte et les otages de cette situation.

Au fond, ne faudrait-il pas réformer le cadre légal ?

Le système Galland-Raffarin extrêmement permissif avait installé les marges arrière dont tout le monde voulait sortir. Après les lois Dutreil 1 et 2 puis Châtel, la Loi de modernisation de l’économie (LME) instaurée par Nicolas Sarkozy en 2008 et bien orchestrée par Michel-Edouard Leclerc est une loi difficile car très largement interprétable, notamment par rapport aux conditions générales de vente et aux dates d'application, qui ne sont pas du tout respectées. La définition du seuil de revente à perte mériterait aussi d'être corrigé. La loi Hamon n'est pas allée assez loin. Arnaud Montebourg [il était encore Ministre de l’économie lors de l’interview] prévoit une loi de croissance à l'automne qui a l'intention de corriger cela. Nous n’y sommes pas opposés, car la loi actuelle est trop largement interprétable et trop insuffisamment contrôlée et appliquée. Néanmoins, il faudrait d'abord que s’installe un nouvel état d'esprit au sein de la grande distribution, qu’elle cesse de jouer exclusivement sur la guerre des prix comme arme de compétitivité. En Allemagne, les relations fournisseurs- enseignes ne sont pas ce perpétuel conflit, car les acteurs de la chaîne de création de valeur sont plus responsables.

Que faut-il changer alors?

Ce que peut faire la loi, c’est créer un contexte qui sécurise la répartition de la valeur entre les différents acteurs en évitant les situations de perte. C'est anormal que des distributeurs fassent un taux de marge de zéro et qu'ils recherchent la compétitivité ailleurs. Nous avons tous besoin les uns des autres au sein de cette chaîne de valeur. La loi peut veiller à cela. La question de fond est : a-t-on la volonté de revenir sur la sacro-sainte logique de protection du pouvoir d'achat, qui est nuisible pour tout le monde ? Avec la LME, le ver est dans le fruit, car elle contient ce principe même de la guerre des prix. Pour ses promoteurs, la seule vertu de cette théorie de la guerre des prix est d'affaiblir leurs concurrents et leurs partenaires. C'est une logique absurde et dangereuse.

Une réforme d’autant plus urgente que la filière est en pleine sortie des quotas ?

Pendant trente années, nous avons vécu sous le régime des quotas laitiers, qui gommait les parasitismes économiques liés à la volatilité des prix. Nous en sortons à partir de mars 2015. Pour affronter les nouveaux marchés, nous avons besoin de retrouver des marges afin d’investir dans les outils de production. Car nous avons de belles opportunités au regard des marchés des pays émergents qui sont en croissance et de leur forte demande en protéines laitières. La filière laitière française est reconnue au plan international pour ses garanties en termes de sécurité des aliments et de goût. Sur les dix prochaines années, la filière laitière devrait être créatrice d'emploi, mais nous sommes en train de nous priver des moyens d'y arriver. Cette guerre des prix revient à se tirer une balle dans le pied. C'est la France contre la France. L'enjeu de notre appel est de sensibiliser les Pouvoirs publics mais aussi les consommateurs. Nous voulons leur expliquer que l'achat moins cher les enferme dans une spirale où tout ce dont ils ont besoin va disparaître.

>> Retrouvez l'article "Guerre des prix : une rentrée cruciale", dans notre numéro de rentrée, à paraître le 09 septembre.

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