Avant d’évoquer le lien entre Covid-19 et biodiversité, l’altération de cette dernière est-elle objectivée ?
C’est en effet le point de départ. Rappelons que le rapport 2019 de l’IPBES (The Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) a clairement montré que la biodiversité à la surface de la planète et dans les océans subit des atteintes de grande ampleur, caractérisées par une disparition accélérée des espèces et une dégradation de l’habitat des espèces sauvages (Lire ici). Le premier facteur en cause est le changement des usages des terres, c’est-à-dire essentiellement le développement de milieux agricoles là où il n’y en avait pas. C’est l’exemple bien connu de la déforestation pour installer des cultures destinées à l’alimentation du bétail, comme le soja au Brésil ou en Argentine, ou destinées à l’alimentation humaine, par exemple l’huile de palme en Indonésie. Ce facteur principal est lié à une population humaine sans cesse croissante à l’échelle mondiale et à des pratiques agricoles influencées par l’objectif d’un coût économique le plus raisonnable possible. Cela conduit à la destruction des habitats naturels, notamment forestiers, et impacte la biodiversité.
Sur le plan sanitaire, les pandémies sont-elles un phénomène récurrent ?
Selon les données épidémiologiques mondiales, de plus en plus de zoonoses sont observées, qui découlent du transfert de pathogènes depuis des animaux sauvages vers les êtres humains soit directement, soit indirectement via les animaux d’élevage. Ces animaux sauvages sont des réservoirs de virus ou de bactéries pathogènes, qui parviennent à franchir la barrière des espèces. D’où l’émergence de maladies que l’on ne connaissait pas ou peu, comme Ebola ou l’actuel Covid-19.
Une fois ces préalables évoqués, quel lien faites-vous entre la dégradation de la biodiversité et la pandémie actuelle ?
La suspicion est très forte d’un transfert du virus à partir d’un réservoir animal, en l’occurrence la chauve-souris, vers l’Homme. Un tel phénomène a déjà été observé à la fin des années 90 en Malaisie et à Singapour avec l’épidémie liée au virus Nipah, dont certaines chauves-souris frugivores sont un réservoir. Des installations humaines, comprenant des vergers, ont favorisé un comportement opportuniste des chauve-souris qui viennent se nourrir dans ces vergers. Certains fruits sont attaqués par des chauves-souris et, souillés de salive, tombent au sol avant d’être consommés par des porcs. Ces derniers agissent alors comme de véritables « réacteurs » biologiques. Ils ont ainsi transféré le pathogène à l’Homme, provoquant la mort d’une centaine de personnes.
En clair, la promiscuité avec des animaux sauvages, réservoirs de pathogènes, est le facteur clef ?
Pour ce type de zoonose, oui. En résumé, le transfert de l’animal sauvage à l’Homme intervient lorsqu’à un endroit donné, là où il n’y avait pas de contact naturel, l’Homme s’installe. La conversion de terres pour les usages agricoles fragmente les habitats naturels et rapproche l’Homme ou les animaux domestiques des animaux sauvages, réservoirs de virus ou de bactéries pathogènes. L’augmentation de la fréquence de contact associée au « mitage » des habitats naturels augmente la probabilité de transferts de pathogènes issus d’espèces sauvages. C’est avant tout un problème de proximité spatiale accrue. La consommation de viande d’animaux sauvages (souvent appelée « viande de brousse ») est une autre cause de transfert possible.
Mais pourquoi les contaminations sont-elles aussi « automatiques » ?
Il est clair que, dans un territoire donné, l’introduction de grandes quantités d’animaux, au travers par exemple des élevages de porcs ou de volailles, offre un espace de biomasse propice aux virus. En faisant preuve d’anthropomorphisme et en forçant le trait, on pourrait dire qu’ils n’attendent que ça ! On a estimé récemment que la masse de la faune sauvage (mammifères et oiseaux) à la surface du globe représenterait moins de 6 % de la masse cumulée des êtres humains et de leurs animaux domestiques. En clair, les réservoirs initiaux des virus ne représentent plus qu’une proportion très faible de la biomasse. D’un strict point de vue énergétique, le compartiment humain et domestique représente donc un stock très favorable à la multiplication des virus. Dans un endroit donné, la probabilité qu’un pathogène rencontre des animaux domestiques ou des hommes augmente de plus en plus. L’augmentation des zones de contact entre les habitats d’animaux sauvages et les habitats de l’Homme et des animaux domestiques conduit à un accroissement du risque sanitaire.
Suite à ce constat, peut-on dire que l’altération de la biodiversité est à l’origine de l’épidémie de Covid -19 ?
Que le Covid provienne du passage d’un réservoir animal sauvage à l’Homme par un contact ou des contacts rapprochés est quasi-certain. C’est le point de départ de la pandémie. Sur la base de la séquence virale, le consensus en train de s’établir est qu’une espèce de chauve-souris pourrait être le réservoir initial. La séquence génétique du virus trouvé chez l’Homme, le SARS-CoV-2, est homologue à 96 % à celle du coronavirus trouvé chez cette espèce. Pour le transfert de l’animal à l’Homme, d’autres animaux auraient pu aussi jouer un rôle. L'hypothèse de celui qu’aurait joué la consommation de pangolin (exploité pour sa viande ou ses écailles) nécessite encore confirmation.
Quel rôle ont joué les marchés de plein air ?
Comme les fermes, c’est un point clé pour la contamination. Sur ces marchés, les vendeurs et les consommateurs sont exposés à des animaux vivants, le plus souvent dans de mauvaises conditions sanitaires. D’autant que l’encagement suscite un stress chez ces animaux qui diminue l’efficacité de leur système immunitaire. Immunodéprimés, ils sont plus sensibles aux pathogènes provenant d’un autre animal. Les conditions de capture, de contention, de transport et de commercialisation sont des points clés de la sécurité sanitaire.
Comment imaginer la cohabitation entre les espaces agricoles et les habitats naturels ?
L’option 1 relève de ce que les anglo-saxons nomment le « land sparing » : on protège de grands espaces tels que des réserves naturelles et on réserve d’autres espaces à la production agricole. Cela a des limites, car cela fragmente les populations sauvages dont la pérennité repose souvent sur des flux d’individus entre différents sites. L’option 2 est le « land sharing » : on fait coexister des espaces de production agricole et des espaces protégés, mais on est alors conduit à faire de la dentelle fine. C’est ce vers quoi on tend au regard de la croissance de la population humaine, même si la part du végétal dans le régime alimentaire augmente. Il faut donc être capable de repenser les systèmes de production de façon agroécologique, avec moins d’intrants chimiques, moins d’intensification et une plus grande diversité d’espèces cultivées et de races élevées.
Comment peuvent agir les industriels de l’agroalimentaire ?
En privilégiant des approvisionnements ayant des modes de production plus respectueux des habitats et de l’environnement. Cela peut par exemple passer par des certifications qui impliquent de respecter la coexistence entre espaces naturels et espaces exploités. La taille des exploitations est aussi un facteur important. La logique industrielle a certes l’avantage de pouvoir réduire les coûts, mais il y a un compromis à trouver entre maintenir une production intéressante sur le plan économique pour ceux qui vivent dans les zones concernés et des habitats sanctuarisés pour les animaux sauvages.
Cela génère-t-il des coûts supplémentaires ?
Oui, les stratégies d’aménagement ou de préservation des habitats demandent d’entretenir, de moins produire,… L’ensemble de la chaîne de valeur doit intégrer les coûts de cette protection de la biodiversité. Ils peuvent être récupérés par l’image ou par le consentement à payer. Cela fonctionne bien pour l’agriculture bio. Le consentement doit être explicité et bâti sur une relation de confiance.
Au final, pourquoi faut-il continuer à protéger la biodiversité ?
Il y aura d’autres crises sanitaires, compte-tenu du développement des zones agricoles et de l’abondance et de la diversité des virus dans les populations animales. Les scénarios vécus en Asie risquent de se reproduire en Afrique. C'est par exemple le cas en Afrique de l'Ouest et équatoriale du fait de la déforestation associée à la culture du cacao ou du palmier à huile. Cela peut paraître utopique à l’heure de la crise économique qui s’annonce, où d’autres priorités apparaissent, mais il est de ma responsabilité d’informer pour éviter que l’on cherche à rattraper sur l’environnement ce que l’on a perdu avec la crise économique. Car on risque bien de le payer encore plus cher plus tard.